Je n’ai jamais aimé faire de révérence. Je n’ai jamais aimé courber le dos. Jamais. Pourtant, ce père si écrasant ne me laissait d’autre choix ; je devais le faire, ou il n’aurait même pas daigné lever la tête de son fichu journal. Obama et Pyongyang étaient, semble-t-il, bien plus intéressant que moi. Méritais-je seulement plus d’attention qu’autre chose aux yeux de cet homme ? Une question qui resterait sans doute sans réponse. Peut-être avais-je été un fils un peu trop modèle, un peu trop premier de la classe. J’étais le fils qui ne suscitait aucune inquiétude. Celui qui était voué à un grand avenir, celui qui perpétuerait la tradition familiale pour encore un bout de temps. Je n’avais pas de réel problème avec ça. J’ai toujours voulu que mon père soit fier de moi. Toujours. Néanmoins, j’en attendais plus, au fond. Quelque chose comme de la reconnaissance, ou de l’affection plus simplement. J’étais un fils comme les autres, après tout. Malheureusement, que je réussisse ou pas, ça ne changeait pas grand-chose. Réussite rimait avec impassibilité, échec avec fureur. Une baffe, une autre et puis encore une autre. Voilà ce que je récoltais si j’échouais. A bien y réfléchir, je n’étais qu’un funambule tenant en équilibre sur une corde raide. Un seul faux pas et vlan, je me retrouvais la gueule cassée. J’aimais mon père avec crainte. Avec crainte oui, mais je l’aimais quand même. Tout comme j’étais persuadé qu’il m’aimait ; je ne pouvais pas croire le contraire. Petit, comment aurais-je seulement pu continuer de marcher sans cette conviction ? Il y a un âge où les parents sont le centre de notre monde … A se demander si j’ai un jour été le centre du sien. Et puis, plus vieux, je finis par remplacer mes larmes d’incompréhension par une nouvelle hypothèse, que je tournais en certitude : mon père m’aimait, mais ne savait pas comment le montrer, c’était aussi simple que ça. S’il me laissait faire tout ce que je voulais, cela n’aurait pas été de l’amour, n’est-ce pas ? Sans lui, je n’aurais sans doute pas été celui que je suis aujourd’hui. Il m’a appris à être fier, à être un battant. Il m’a appris la persévérance et la rigueur. Je ne peux que l’en remercier. Toujours est-il qu’aujourd’hui, cet amour que je dédiais à mon père s’est teinté d’une immense amertume, cachée sous une déférence écrasante à l’égard de cette figure paternelle contre laquelle je ne saurais m’opposer. Oh bien sûr, j’avais aussi une mère. Très gentille mère d’ailleurs. Mais tellement, tellement effacée … Autant elle que moi vivions sous le joug de Maître Yang. Elle m’aimait, mais pas assez pour avoir le courage de l’arrêter lorsqu’il déversait sa colère sur moi… Au fond, qui suis-je pour lui en vouloir ? C’était elle ou moi après tout. Dans cette famille, nous sommes tous sourds à la peine des autres. Pourtant, c’était moi l’enfant. C’était moi qui n’étais pas assez fort pour me défendre tout seul. Mais à ma mère, je lui pardonnais. Parce que ma mère venait me bercer lorsque je n’arrivais pas à dormir, parce qu’elle me câlinait lorsque mon père n’était pas là. Elle m’aimait dans l’ombre et je m’en contentais. En contrepartie, je la retiendrais au bord d’un précipice sans doute. Mais je ne la sauverais certainement pas des griffes d’un lion enragé. Moi aussi, je ne pense qu’à mon cul. Ils l’ont tous fait de toute façon, pourquoi ne ferais-je pas la même chose ? On ne peut pas m’en blâmer. C’est ce qu’on m’a appris, non ? Certes, l’amour vainc tout, mais c’est l’argent qui fait tout. J’aurais pu devenir un égoïste à la nature dithyrambique, un flagorneur sans état d’âme, un homme d’affaires n’ayant d’yeux que pour le profit. Mais bien sûr, quelque chose ou quelqu’un ne semblait pas enclin à me laisser me transformer en une personne sans un souffle de bon sens. Vous savez, il y a ces rencontres qui changent le cours de votre vie, à se demander si cela est alors fruit du hasard ou concrétisation de votre Destin. Mon existence aurait pu être diamétralement différente, et pourtant, toute ma chance se résumait en un mot, en un nom : Alexeï.

Alexeï est maintenant - et depuis toujours - une partie intégrante de mon histoire, de moi, tout simplement. On se connaît depuis si longtemps. Allez, ça doit bien faire quoi … Dix-neuf ans ? C’est une amitié qui a débuté par hasard, au détour d’un pied de table, alors que le gnome que j’étais s’ennuyait à mourir au milieu de tous ces adultes qui parlaient de choses qui me paraissaient alors incompréhensibles. Je me demandais pourquoi cette femme riait derrière cette autre avec une de ses amies, ou pourquoi ces deux autres s’échangeaient tout plein d’argent. Les adultes m’apparaissaient déjà comme bien curieux et je me demandais pourquoi tous ne se souriaient pas, pourquoi ils me regardaient si bizarrement, moi qui étais si petit. Je n’aimais pas leurs regards, ils me mettaient mal à l’aise. Alors je me suis caché. Ce n’était que la première fois et sans le savoir, Alexeï venait déjà à ma rescousse. Coïncidence ou pas, je ne cherche pas à le savoir. Le fait est que ces bonbons que nous avions alors partagés venaient de sceller un lien qui allait durer pour bien, bien longtemps. Je ne saurais dire, exprimer de manière intelligible tout ce qu’Alexeï m’a apporté, volontairement ou non. Ce mec a rendu mon enfance plus joyeuse, moins terne et solitaire. Sincèrement, je ne serais pas ce que je suis si je ne l’avais pas connu. En sa compagnie, j’oubliais mes problèmes. Je devenais insouciant, je m’éloignais de toutes ces préoccupations d’adulte qu’on m’apportait déjà. Alexeï rendait ma vie plus gaie et tout était parfait lorsque j’étais en compagnie de mon meilleur ami. J’espère que je lui apportais tout autant, voire bien plus. Le problème était peut-être différent, mais à mon sens, sa vie était bien plus infernale que la mienne. Je haïssais sa mère pour avoir renié son existence. Pour laisser le pauvre petit garçon qu’il était mourir de faim, pour le laisser seul un nombre incalculable de fois. En toute amitié, je voulais qu’il soit heureux. Je voulais être un « acteur » de son bonheur. Je voulais avoir mon importance, je voulais avoir de la valeur …

Quand ai-je commencé à le considérer autrement que comme un simple ami ? Je ne sais pas trop. Peut-être quand on a commencé à faire ces trucs chelous, là. Oui, vous savez … Se tripoter le robinet, ce genre de machins. Il en avait de bien bonnes, mon petit Alex. Si j’avais su, j’aurais dit non, au moins je ne me retrouverais pas dans un merdier sentimental à l’heure actuelle… J’exagère, beaucoup. Non, rien de rien, non, je ne regrette rieeen. C’est juste que, la peine est parfois si grande que je me demande si j’ai pris les bonnes décisions. Cependant, comment aurais-je pu risquer de le perdre ? « Eh mon pote, je suis fou amoureux de toi, mais sinon, c’est pas grave, allons continuer notre petite vie, comme d’hab quoi ! » Je peux supporter beaucoup de choses. Mais le perdre, ça, non. L’amitié que j’ai avec lui est bien plus importante que mes états d’âmes. Trouvez ça ridicule, fleur bleue ou je ne sais quoi, je m’en contrefous. Je veux bien que toi, toi, ou bien toi, vous me tourniez le dos. Lui ? C’est impossible. Peut-être est-ce servir mes intérêts égoïstes que de vouloir le garder auprès de moi, mais je n’y peux plus rien. J’ai essayé, pourtant. C’est ton meilleur ami Tyler, ressaisis-toi ! Peu importe ce que je pouvais bien faire, je le voyais partout, j’y pensais constamment. Mon cœur s’emballait tout autant qu’il se meurtrissait. Je ne peux pas et pourtant …
Je l’aime.